Le Triangle de la mort italien

Le Golfe de Naples évoque des sites illustres : Capri, Pompéi, le Vésuve. Les terres fertiles de la Campanie témoignent de la longue tradition des Hommes ; les paysages se dévoilent entre cultures céréalières et légumières, vignobles, oliviers, cerisiers et orangers. Depuis le Garigliano, au nord, jusqu’à la chaîne des Apennins à l’ouest et le golfe de Policastro au sud, la région est le symbole d’une Italie traditionnelle, romantique et mélancolique.

À une demi-heure de Marigliano, Castel Volturno, sur la côte ouest, est idyllique. Le village appartient à la région de la Campanie surnommée hier encore Campania felix, la Campanie heureuse pour l’opulence et la fertilité des terres.

Le 26 août 2009, le chef du gouvernement italien, Silvio Berlusconi, inaugure le 1er incinérateur de Campanie, à Acerra. Ce « thermovalorisateur » dont la construction était en suspens depuis huit ans brûlera 600 000 tonnes de déchets par an et produira ainsi l'énergie nécessaire à 200 000 foyers. Des centaines de manifestants ont dénoncé « une bombe écologique » et le non-tri des déchets. L'évêque d'Acerra a même refusé de bénir l'incinérateur, comme le veut la tradition.

Une semaine plus tard, Antonio Tanzillo, sa femme Immacolata et leur fils Luigi ont pourtant quitté Nola, la petite commune où ils vivaient depuis toujours, laissant derrière eux famille, amis, maison. La mise en route de l’incinérateur a conditionné leur avenir. Nombre d’oncles et de tantes d’ Antonio Tanzillo sont morts de cancers ou de leucémies. Lui n’a pas voulu prendre le risque. Il est parti. La pollution a modifié à jamais les paysages et les conditions de vie de 42 % de la population nationale concentrée en Campanie. Le taux de dioxine détecté sur nombre de personnes n’a que très peu d’incidence sur le traitement illégal et abusif des déchets, et la population subit chaque jour les effets de ce mal pernicieux.

Comme beaucoup qui vivent là-bas aujourd’hui, comme Michel Mercoglioan et Emmanuela Mancano, originaires d’Acerra, tous connaissent les dégâts causés par l’introduction de déchets dans leurs terres. Michel, lui, vit d’une pension perçue à la suite de son travail sur un chantier naval pollué par l’amiante. Massimiliano, lui, a eu une tumeur au visage en 2004, il a été guéri par chimiothérapie. Malade à 24 ans, révoltée, Nunzia Lombardi fait partie de ces jeunes gens très engagés ; elle n’a que faire des menaces, elle ne veut pas partir mais se battre… Pour défendre sa terre elle a une association, PUNTO CRITICO, et un blog. Soutenue par plusieurs médecins napolitains, elle a pu mener à bout différentes initiatives pour faire connaître les ravages de l'introduction de déchets toxiques dans les terres. Au travers d’un livre coécrit avec Bernardo Iovene, Campania Infelix, elle dénonce les mécanismes du traitement des déchets en Campanie provenant de toute l'Europe et la corruption de l'Etat par la mafia napolitaine, la Camorra, qui « s'occupe » du traitement des déchets depuis plus de 15 ans. Les « têtes de ce système » de traitement des déchets, devenu « une mine d'or » pour la Camorra, ont instauré des règles de signalisation informelles pour indiquer aux « collaborateurs » les lieux propices ou non à l'enfouissement de déchets. Des prostituées sont postées le long des endroits très propices à l'enfouissement de déchets ; elles avertissent de toute voiture suspecte ou appareil photo repéré. La mafia napolitaine exploite et explore tous les moyens pour faire des décharges illégales un véritable business.

Quelques habitants tentent de s’emparer du problème ; devant l’impossibilité de le circonscrire, à l’image d’Antonio Tanzillo, ils font appel aux médias. Antonio a demandé à la Suisse l’asile en tant que « réfugié environnemental ». De nombreuses réactions ont fait suite et il est finalement resté chez lui, à Nola, pour se battre sur place avec les autres. Tous espèrent de vraies solutions. Mais c’est compliqué. A Boscofangone, Signor Raffaele a tenté, il y a 15 ans, de dénoncer un acte de décharge illégale près de ses terres. Peine perdue. Sa famille et lui-même ont été menacés ; aucun d’entre eux ne veut témoigner aujourd’hui. L’omerta règne en maître jusque dans ces coins reculés de la Campanie.

Le long des petits chemins, entre deux cultures, des tas de vêtements et de chaussures s'amoncellent. Ils sont imprégnés de produits chimiques qui, ainsi, de loin ne se remarquent pas. C'est l’une des astuces pour dissimuler les produits liquides toxiques qui pénètrent dans les terres et contaminent la chaîne alimentaire. L'odeur est intenable.
Les tas seront brûlés dès que possible. Ce n’est pas une solution. Autrefois lieu de villégiature prisé, Castel Volturno a été déserté, les habitants craignant pour leur santé. L’eau polluée du fleuve Volturno se jette dans la mer Tyrrhénienne en Méditerranée. Un peu plus haut l’eau des canaux créés jadis pour irriguer les terres est souillée par des déchets en tous genres. Il est interdit de pêcher. Dur de vivre. Malgré une prise de conscience progressive les paysans continuent à cultiver leurs terres et à vendre leurs produits, jusque certaines fois dans une indifférence déroutante ou – plus dramatique encore - dans une ignorance affligeante. La dénonciation des actes de malveillance relatifs à cette omniprésente pollution aurait des conséquences économiques désastreuses pour la région et taire les choses devient une règle fondamentale.

L’ordre des choses a-t-il seulement été inversé ? Les hommes et leurs conditions de vie n’ont plus aucune importance ici, semble-t-il. La région de la Campanie meurt aussi à petit feu d’un fléau toxique : l’avidité de quelques hommes malveillants.
lien vers l'article publié dans le journal (et site) La Croix
http://www.la-croix.com/A...09-05-15-495672